L’art d’accompagner : créer, écouter, tisser des liens
Grandir en mouvement: l’AEMO, une alliance éducative.

Dans l’accompagnement éducatif, il y a parfois des histoires qui ne se racontent pas tout de suite. Des histoires suspendues. Des silences qui pèsent lourd. Et des parents qui ont besoin d’être accompagnés pour trouver le bon moment, les bons mots, la bonne manière.
Quand on est enfant ou adolescent, il y a des choses qu’on ne dit pas, qu’on ne sait pas nommer. Qu’on préfère éviter. Dans le cadre de l’Action Éducative en Milieu Ouvert (AEMO), les éducateurs·trices doivent s’adapter, inventer des moyens d’entrer en lien, sans forcer, mais sans lâcher non plus.
Christophe Béday, éducateur à l’AEMO Ouest, le sait bien. Après un an d’accompagnement d’un jeune de 16 ans en difficulté scolaire et sans projet professionnel défini, il décide de proposer quelque chose d’un peu différent. Pas une réunion, pas un entretien : la pratique de l’escalade.
« Nous avons commencé à grimper toutes les deux semaines. Ce n’était pas prévu dans un programme. C’était une opportunité, un essai. Et c’est devenu un espace d’évolution ».
À la salle, le jeune se révèle peu à peu. S’il manque parfois de constance, il développe aussi des compétences inattendues : une vraie technique, une force physique, une souplesse, une volonté de progresser. Et, surtout, une capacité relationnelle nouvelle, qui se manifeste dans ses échanges avec Christophe et d’autres usagers de la salle.
« Ces moments partagés, entre efforts, rires, silences et concentration, ont permis de solidifier le lien de confiance que nous construisions depuis un an. Et surtout, ils ont ouvert la voie à des conversations essentielles ».
Car c’est là toute la clé : le lien précède le sens. C’est parce que l’éducateur entre dans l’univers du jeune, sans imposer, sans juger, que les objectifs éducatifs prennent forme. Entre deux blocs d’escalade, on parle projet de vie, on parle avenir, on parle famille. Sans solennité, mais avec sincérité.

Créer l’espace, hors du quotidien
Contrairement à d’autres prestations, l’AEMO ne partage pas le quotidien des enfants ou adolescents. Il y a donc lieu de créer des moments, des opportunités pour que la parole puisse émerger. Certain·e·s collaborateur·rice·s utilisent le jeu, d’autres la cuisine, ou la marche. Parfois, c’est une voiture, remplie de jeux et de matériel éducatif, qui devient la boîte à outils d’un lien possible.
« Le coffre d’une éducatrice AEMO, c’est un peu comme une trousse de secours relationnelle. Dedans, on trouve de quoi jouer, bricoler, dessiner, rire. C’est souvent par-là que passe l’échange ».
Écouter autrement: quand le corps parle aussi

L’accompagnement éducatif repose sur l’écoute, la présence et la capacité à percevoir ce qui ne se dit pas. Et parfois, ce sont les corps qui parlent. Ils racontent les tensions accumulées, les colères rentrées, les peurs non exprimées. Dans ce contexte, de nouvelles approches viennent enrichir les pratiques de terrain. C’est le cas de la Somatic Experiencing (SE), méthode inspirée des neurosciences et du traitement des traumatismes, aujourd’hui intégrée par certain·e·s éducateur·rices AEMO dans leur posture.
Karina Michelet, éducatrice AEMO Ouest, en cours de formation SE, partage son expérience :
« Depuis que je me forme à la Somatic Experiencing, ma posture professionnelle a changé. Je comprends mieux comment fonctionne le système nerveux des personnes que j’accompagne, et aussi le mien. Cela a un impact direct sur ma manière d’être, de réagir, d’intervenir. »
La SE repose sur une idée simple mais puissante : un système nerveux fragilisé ou suractivé perturbe les comportements, les émotions, et les capacités d’ajustement. Dans une famille en difficulté, cette réalité est souvent partagée par tous : les enfants et les parents.
Plutôt que de chercher à « corriger » ou « contenir », Karina propose d’identifier les ressources déjà présentes dans le corps et l’esprit, et de les activer à travers des exercices simples, concrets, souvent ludiques.
Elle évoque une situation marquante : une mère, incapable de poser des limites à sa fille adolescente tant les cris la glaçaient. Chaque conflit déclenchait chez elle un figement total, une impossibilité d’agir.
« Je l’ai aidée à comprendre que son blocage était une réaction physiologique, pas une faiblesse morale. Nous avons ensuite exploré des petits exercices pour relâcher cette tension. Elle a découvert qu’elle pouvait agir sans être submergée. Et un jour, elle s’est surprise à poser un cadre clair, sans s’effondrer ni crier. Les crises de sa fille ont alors commencé à diminuer. »
Ce changement n’a pas été imposé. Il a émergé à partir d’une meilleure connaissance de soi. Le système nerveux a retrouvé un espace de régulation. La relation mère-fille a gagné en stabilité et l’éducatrice a pu renforcer sa mission : aider sans remplacer, sécuriser sans envahir.
Cette approche ne concerne pas que les adultes. Avec les enfants et les adolescents aussi, Karina utilise des outils issus de la SE : jeux d’attention, exploration des sensations corporelles, imagerie symbolique…
« Grâce à ces exercices, ils apprennent à repérer leurs tensions, à exprimer ce qu’ils ressentent, à mettre des mots sur leurs émotions. Parfois, cela permet de faire émerger des similitudes entre parents et enfants. Et cela les aide à se rejoindre. »
Parmi ces outils : « Bob », un mannequin de frappe utilisé pour permettre aux jeunes de décharger leur trop-plein d’énergie dans un cadre sécurisé. Au début surpris, les jeunes finissent par adopter Bob, au point de réclamer sa présence lors des prochaines visites.
Reconnaître les limites pour mieux accompagner
Cette posture permet aussi de mieux identifier les limites de l’intervention éducative. Quand le système nerveux est trop activé depuis l’enfance, l’intervention éducative seule ne suffit plus.
« Il est parfois nécessaire de prioriser un accompagnement psychothérapeutique, car l’éducation ne peut pas se faire quand la personne est en mode survie. Nommer cette limite soulage les familles, qui comprennent alors qu’elles font déjà de leur mieux. Cela permet aussi au réseau de proposer d’autres mesures, plus adaptées. »
Dans un monde où les mots ne suffisent pas toujours, l’écoute du corps devient un nouvel outil éducatif. Elle permet de reconnaître la souffrance, sans l’alimenter. Elle ouvre une voie pour rétablir l’équilibre, pour permettre aux enfants, aux parents, aux familles, de réapprendre à se réguler, à coopérer, à vivre ensemble.
Et parfois, le changement commence… avec Bob.
Accompagner l’histoire d’une filiation

Dans l’accompagnement éducatif, il y a parfois des histoires qui ne se racontent pas tout de suite. Des histoires suspendues. Des silences qui pèsent lourd. Et des parents qui ont besoin d’être accompagnés pour trouver le bon moment, les bons mots, la bonne manière.
C’est l’histoire d’une mère et de sa fille, accompagnées dans le cadre d’une mesure AEMO.
La mère sait depuis longtemps qu’elle devra un jour parler d’adoption à sa fille. Mais le temps passe, et la peur de mal faire prend le dessus. Peur de blesser, peur d’angoisser, peur de transmettre, au lieu de confiance et d’amour, ses propres inquiétudes. Alors elle attend, et elle doute.
« Je ne voulais pas lui dire trop tôt. Pas n’importe comment. Pas si c’est pour lui transmettre mes peurs au lieu de la rassurer sur l’amour que je lui porte. »
Au fil des mois de suivi, un lien de confiance s’installe entre la mère et Anne-Marie Wilson-Web, responsable d’unité AEMO Ouest. Petit à petit, l’espace s’élargit. On y explore l’histoire personnelle de la maman, ses espoirs, ses rêves, son long parcours vers la maternité.
« Quand je l’ai vue, j’ai su que c’était elle. Je l’ai aimée tout de suite. »
Ces mots, porteurs d’un amour évident, deviennent la trame d’un travail en profondeur. Anne-Marie propose à la mère de préparer un album photo retraçant les débuts de cette relation mère-fille, depuis le pays d’origine de l’enfant. Elle imprime une soixantaine de photos, ainsi que des images symboliques – le drapeau du pays, des cartes, une photo de l’orphelinat. Ces images deviennent des supports de parole, des ancrages affectifs, des passerelles vers le récit. Anne-Marie aide la maman à préparer son message à sa fille.
Un jour, la maman sent que le moment est venu et décide d’organiser ce moment comme une fête. Elle décore la table, prépare les plats préférés de sa fille, et surtout, s’approprie cette histoire qu’elle redoutait de dévoiler.
En s’appuyant sur les photos, elle raconte. Doucement, avec fierté, et sa fille écoute. Puis sa fille répond simplement :
« Je m’en doutais un peu, maman. Mais je t’aime plus que tout. »
Un soulagement immense envahit la maman. Mère et fille ont franchi une étape fondamentale, ensemble, avec respect et amour. Elles décident de poursuivre l’élaboration de l’album ensemble à deux, de continuer à raconter leur histoire, à l’écrire et à la faire vivre.
« Je me sens plus légère, dit la maman. J’ai trouvé le courage de lui parler. Et maintenant, je suis en paix. »
L’AEMO ne se limite pas à des interventions éducatives, elle accompagne parfois des processus identitaires profonds.
Retrouver l’équilibre face à l’orage émotionnel
Dans le quotidien de l’AEMO, les difficultés émotionnelles des enfants sont souvent le reflet d’une tension familiale plus globale. Derrière les colères, les cris, les gestes parfois menaçants, il y a des appels à l’aide. Il y a des enfants qui ne trouvent pas les mots et des parents qui ne savent plus comment faire.
Christel Polo, éducatrice à l’AEMO Nord, se souvient de cette famille avec deux enfants, dont l’aînée, une jeune fille en grande détresse émotionnelle, vivait des tempêtes intérieures violentes. Les colères, les menaces, les blocages émotionnels rythmaient le quotidien familial. Les parents se sentaient dépassés, impuissants.
Dès les premières rencontres, Christel prend le temps. Elle n’impose rien, ne précipite rien. Elle montre, par sa constance et sa bienveillance, qu’elle est là, qu’elle reviendra, qu’on peut construire le lien, ensemble, à leur rythme.
« Mon secret, c’est d’honorer mes engagements, même les plus petits. Pour qu’ils sachent qu’ils peuvent compter sur moi ».
Le travail éducatif avec les parents, la jeune et la fratrie se met peu à peu en place. Le thème des émotions devient central. Il ne s’agit pas seulement de gérer les crises, mais d’apprendre à les comprendre, à les traverser, à les prévenir.
Deux outils clés ont été mis en place : la “e-boxe”, forme de pratique de la boxe pour déposer ce qui déborde. Un autre : la “roue des émotions”, qui aide la jeune à nommer ce qu’elle ressent et à en repérer les déclencheurs.
« Il a été nécessaire de l’aider à identifier le moment, le mot, le geste qui pouvait provoquer une crise. Et elle l’a fait. Elle a persévéré. Elle a progressé ».
Petit à petit, les choses changent. Les tensions s’apaisent. La jeune parvient à mettre des mots sur ses émotions. Elle trouve ses propres ressources pour traverser les orages. Ses parents, eux aussi, évoluent. Ils reprennent confiance en eux. Ils se sentent moins seuls. La famille retrouve un équilibre.
Lors du bilan final, la reconnaissance est palpable :
« Un sacré travail d’équipe nous a permis de retrouver une vraie cohésion familiale. »
« Même le petit frère a reconnu les progrès de sa sœur ».
À travers cette histoire, Christel illustre ce que signifie “accompagner sans imposer”. Offrir un espace pour que les familles puissent retrouver leurs marques, leur équilibre, et croire à nouveau en leurs propres capacités.

Zoom sur l’AEMO en 2024
735
Familles suivies dans le cadre de l’AEMO
36
Familles participantes aux groupes de parents AEMO
De nombreuses sorties ou activités extérieures organisées pour favoriser la création de lien.
Intégration progressive de la Somatic Experience dans les pratiques éducatives.

1378
enfants suivis dans le cadre de l’AEMO
